La dimension cognitive de la décision
Qu’est-ce que les sciences cognitives nous apprennent sur la prise de décision ?
Dans les sociétés occidentales, et particulièrement en France, nous fonctionnons encore majoritairement de façon cartésienne. Nous pensons qu’il est naturel de prendre des décisions rationnelles, réfléchies, basées sur une méthode scientifique. Ce serait le fonctionnement habituel de notre cerveau, l’expression de nos capacités cognitives qui sont, en comparaison des autres espèces, hors du commun. Nous nous trompons car le sujet est bien plus complexe que ce que nous en percevons. Selon une étude de Lightspeed Research réalisée en 2018, nous prenons en moyenne 35 000 décisions par jour, dont 99,74 % échappent à notre conscience, et de ce fait à toute forme de raisonnement. La plupart du temps, ce sont donc nos automatismes qui guident nos choix.
Ce sont ces automatismes, par exemple, qui nous empêchent de nous faire écraser par une voiture qui roule trop vite lorsque nous traversons la rue. C’est un choix instinctif et réflexe, opéré grâce à des mécanismes acquis par l’expérience qui nous permet, en tant qu’êtres vivants, d’apporter une réponse à un danger. Pour autant, si nous choisissions d’évaluer cette même situation de façon réfléchie avant de prendre une décision, nous aurions toutes les chances de mourir car nous passerions à l’action bien trop tardivement. La décision réfléchie nécessite beaucoup plus d’efforts et mobilise beaucoup plus d’énergie. Elle est plus lente car elle vient analyser les faits et douter pour aboutir à un choix raisonné. Ces deux fonctionnements ont été conceptualisés par le psychologue Daniel Kahneman. Toute la difficulté est d’arriver à les articuler, et à savoir basculer de l’un à l’autre en fonction du contexte.
Il y a donc, avant tout, une dimension cognitive au fait de décider ?
Exactement. La cognition est encore trop souvent associée au QI. Elle est perçue comme reposant essentiellement sur les fonctions cérébrales exécutives, c’est-à-dire ce qui se passe au niveau du cortex préfrontal. En réalité, le champ est bien plus large car la cognition recoupe l’ensemble de nos interactions avec nous-mêmes, avec notre corps et avec le monde.
C’est pour cette raison qu’elle fait intervenir des émotions, des souvenirs, y compris ceux qui sont refoulés, des expériences passées, les personnes avec lesquelles nous interagissons, celles dont nous sommes proches, la situation que l’on est en train de vivre, notre humeur du moment… Cela veut dire que notre psychologie conditionne fortement nos décisions. Il y a le croisement de plusieurs dimensions, affectives, personnelles, culturelles… On n’opère pas les mêmes choix enfermés dans une salle sans fenêtre qu’en pleine nature devant un paysage splendide.
Le rôle de l'émotion dans le processus décisionnel
Comment mettre à profit ces découvertes ?
En commençant par s’y intéresser et en s’y confrontant, c’est-à-dire en acceptant de prendre en compte tout ce qui intervient dans les mécanismes de décision. Les sciences cognitives nous donnent la possibilité de mieux comprendre notre fonctionnement en tant qu’êtres humains, et d’apprécier un certain nombre de limites, de biais et de freins qui nous affectent toutes et tous. Il y a un grand nombre de facteurs qui nous empêchent d’être totalement conscients et rationnels dans nos prises de décisions et dans nos actions. En avoir conscience est évidemment un atout précieux, d’autant plus que les organisations fonctionnent à rebours de cela.
En occident, toutes les entreprises se sont construites sur des règles de logique, de simplification, de cloisonnement, de silotage, de répartition des tâches et, tout à fait naturellement, les prises de décisions sont calquées sur ce modèle, et restent sur un domaine, une spécialité, un périmètre précis… Ce sont des repères structurants. Lorsqu’il y a une accélération de la complexité, comme c’est le cas actuellement avec les crises systémiques, sanitaires, écologiques, financières, ces repères volent en éclat. Il devient difficile de décider vite, et surtout de le faire sans commettre d’erreurs.
Le Brexit et l’élection de Trump illustrent parfaitement ce phénomène. Ce sont des décisions collectives importantes qui ont été prises dans le cadre d’un processus démocratique, et que les gens finissent par regretter car ils se rendent compte qu’ils ont choisi trop rapidement, en étant guidés principalement par leurs émotions.
Voulez-vous dire que l’émotion joue un rôle saillant dans les choix que nous opérons ?
Pour autant, alors que le management devient de plus en plus horizontal, décider semble être davantage une question collective que strictement individuelle. Ce « new deal » de la décision est-il un atout pour accélérer la transition écologique ?