Le monde extérieur n’existe pas parce qu’on le perçoit, mais parce que nous sommes en permanence en train de le construire
James J. Gibson, psychologue américain, s’est intéressé à ces phénomènes qui dépassent la simple sphère de la perception, et a introduit en 1979 le concept d’affordance. L’affordance est la manière dont un environnement, qu’il soit matériel, social ou symbolique, se donne à un individu et la manière dont celui-ci interagit en retour avec ce même environnement. Poussant jusqu’au bout cette notion d’affordance, Gibson en est venu à affirmer que le monde extérieur n’existe pas parce qu’on le perçoit, mais parce que nous sommes en permanence en train de le construire.
Les affordances sont donc ce qui existe entre nous et nos environnements, ce qui nous connecte à eux et ce qui suggère nos interactions avec eux.
Revenons à notre citadin perdu dans la forêt amazonienne. Personne ne peut donc le blâmer pour sa méconnaissance de la flore locale, de ses subtilités et de ses grandes vertus, tout ne serait qu’une histoire d’affordances, autrement dit de nature des connexions construites entre lui et cet environnement qui lui paraît, pour le moment, hostile.
Peut-on dire pour autant que ce citadin possède moins de connexions que l’Amérindien mentionné plus haut ? Eh bien cela dépend. À ce stade de l’histoire c’est indéniable. Mais si l’on prend en compte le caractère émergent et donc dynamique des affordances, il serait plus juste de parler d’une part de connexions avérées, celles qui existent à un moment précis de l’histoire, et d’autre part de connexions latentes, ou potentielles, celles qui sont en attente d’expression voire de révélation.
Ainsi, le concept d’affordance nous renseigne sur le fait qu’il n’existe pas véritablement de déconnexion, au sens de couper les connexions. Le sentiment de déconnexion reflète plutôt le fait que, confronté à un nouvel environnement, nous ne voyons pas encore toutes les connexions potentielles. Celles-ci ne pourront véritablement s’exprimer que si nous faisons évoluer notre regard sur cet environnement, que si nous développons nos capacités d’observation et d’interaction avec lui.
Le sentiment d’isolement serait donc davantage lié à une construction de notre esprit plutôt qu’à des caractéristiques objectives de notre environnement, un navigateur en solitaire faisant corps avec son bateau ne dirait certainement pas le contraire.
L’affordance nous éclaire aussi sur le fait que nous coopérons sans toujours en être conscient, ni savoir exactement avec qui ou quoi. C’est là que ça devient intéressant.
Comme le souligne Stéphane Allaire : “L’intérêt du concept d’affordance ne se limite plus alors qu’aux possibilités offertes par un outil donné et à ce qui survient lorsqu’un individu l’utilise, mais aussi à ce qui se produit lorsqu’un individu interagit dans un contexte social donné, c’est-à-dire au sein d’une communauté d’individus partageant des valeurs, des pratiques, des normes, des routines, etc. On peut alors parler d’affordances sociales.”
Dans le contexte de l’entreprise, se saisir du concept d’affordance c’est donc interroger le rapport des individus avec leur environnement socio-professionnel. C’est parvenir à décrire, formuler et représenter les interactions des uns avec les autres, et réciproquement.
D’un point de vue individuel, la documentation et la figuration de ces interactions permet à chacun de visualiser ses propres contributions afin de mieux appréhender ses propres contributions et ses propres affordances au sein du réseau. Elles facilitent la construction du sens, puisque chacun peut désormais distinguer les éléments répondant à : quels sont les personnes, les objets, les symboles ou les idées avec lesquels j’interagis et sur lesquels j’ai un impact ?
C’est dans cette dynamique et à travers cette méthodologie qu’il devient envisageable de révéler les réseaux sociaux implicitement à l’œuvre dans les organisations. Ces réseaux transcendent, voire transgressent les niches d’appartenance ou domaines de responsabilité des acteurs, ils constituent la clé de voûte d’une démarche organisationnelle qui reconnecte les individus dans de nouvelles coopérations en développant la conscience collective, la construction du sens, la collaboration et l’empowerment.